Comment prendre en charge l’enfant africain qui a grandi en France ? Jusqu’où faut-il tenir compte des valeurs de sa société d’origine ? Des psychologues africains apportent un éclairage critique.

Actualités Sociales Hebdomadaires n°1979 14 juin 1996

« Si tu fais encore des bêtises, je vais te battre. En France, on ne bat pas les enfants. »

Cet échange entre un père africain et son enfant de 6 ans, cité par Ferdinand Ezembe, psychosociologue et directeur d’Afrique conseil (1), illustre ce qu’il appelle le » syndrome du numéro vert « . C’est-à-dire, au-delà de la seule transmission aux enfants d’un numéro de télé- phone destiné à recueillir leurs plaintes, le risque, au nom des droits de l’Enfant, de fragiliser davantage l’identité culturelle des enfants africains et ce qu’il reste d’autorité à leurs parents, confrontés à des valeurs qui leur sont encore étrangères. Pour les travailleurs sociaux présents aux journées organisées par l’association, il s’agissait de comprendre l’origine des difficultés rencontrées dans leurs pratiques professionnelles vis-à-vis des enfants africains. Les discussions souvent passionnées qui ont ponctué ces deux journées témoignent de la difficulté – même pour des professionnels – de rester neutre face à des pratiques éducatives – châtiments corporels des enfants, mariage forcé des filles, excision – parfois jugées scandaleuses. Des débats d’autant plus vifs qu’il ne s’agissait pas seulement pour les participants de parler » des » Africains, mais aussi et surtout de parler avec des Africains, les formateurs de l’association étant tous d’origine africaine.

Reconnaître le père

Pour Ferdinand Ezembe, une des sources les plus fréquentes du malentendu auquel se heurtent travailleurs sociaux et familles africaines tient au fait que, contrairement aux sociétés occidentales, les cultures africaines reconnaissent difficilement une personnalité à l’enfant. » II est par exemple difficile pour un père africain d’assister à une confrontation avec son enfant devant un juge des enfants. » Leitmotiv du psychologue, la reconnaissance du père comme chef de famille est incontournable pour qui veut intervenir de manière efficace dans une famille africaine. » Faute de quoi, insiste le directeur d’Afrique conseil, on risque de fragiliser celui qu’on entend protéger, c’est-à-dire l’enfant. » S’agit-il alors de revendiquer un droit d’exception pour les parents africains ? Et comment faire quand on est une femme, interroge une assistante sociale, et que l’on se heurte de ce fait à un refus de la part du père de nous considérer comme légitime ? » C’est alors qu’il faut solliciter des conseils, pour tenter de comprendre ce qui s’oppose à l’intervention, répond l’un des intervenants. Quand les outils classiques ne conviennent pas, ajoute-t-il, il faut changer d’outils. » Parmi ceux-ci, les pratiques de médiation – femmes relais, médiateurs interculturels, grands frères, conseils de famille, etc. – qui sont apparues ces dernières années doivent être encouragées. » En Afrique, l’éducation des enfants n’incombe pas à ses seuls parents biologiques, tout adulte de la communauté et de la génération des parents s’en sent égale- ment responsable. Ainsi, contrairement à la situation en France, un enfant dans la rue en Afrique n’est pas automatiquement un enfant en danger « , explique Ferdinand Ezembe. De la même manière, si les punitions corporelles et les insultes font partie de l’éducation des enfants africains, si elles sont légitimées par la société tout entière, elles sont néanmoins contrôlées par un certain nombre d’interdits : on ne gifle pas un enfant, il est interdit de toucher son sexe, on ne frappe pas un enfant devant des étrangers, et l’enfant a la possibilité de se réfugier auprès d’un autre adulte, qui peut alors servir de médiateur. Prendre en compte la dynamique des sociétés africaines. Mais en situation d’immigration et dans des conditions d’habitat souvent inappropriées, la communauté familiale de l’enfant se réduit et les possibilités de médiation se limitent trop souvent à cela aux numéros verts. o< Dans l’incapacité d’opposer à leurs enfants un argument logique, analyse le psychologue, les parents se replient souvent dans une position violente, car c’est à l’échec de leur mission éducative en tant que transmission du avoir-être qu’ils assistent à l’intérieur de leur maison, seul espace de reconnaissance qu’il leur reste. Et du côté de l’enfant, ajoute-t-il, on observe alors un raidisse-ment et surtout une dévalorisation de la culture d’origine, exclusivement perçue sous son aspect violent.  » Devant ces difficultés, il arrive de plus en plus souvent que les parents choisissent de renvoyer leurs enfants en Afrique, dans l’espoir qu’ils trouvent là-bas les repères nécessaires à leur identification. Quant au placement, il apparaît souvent incompréhensible aux parents, qui n’admettent pas que leur enfant délinquant soit placé dans un lieu où  » il reçoit tout ce qu’il veut « . Pour André Joly, éducateur spécialisé et responsable d’un lieu de vie qui accueille des adolescents africains, il arrive très souvent que les parents rompent tout lien avec leurs enfants dès lors qu’ils sont placés.  » Pour pallier cette rupture, déjà consommée quand les adolescents nous arrivent, nous sommes en contact étroit avec la communauté africaine voisine, dont certaines familles accueillent régulièrement les jeunes africains qui nous sont confiés. Cela permet de les relier avec leur famille absente, en leur permettant de retrouver le mode de vie qu’ils ont connu et plus encore en leur signifiant qu’ils ne sont pas abandonnés.  » Les limites de l’approche ethnopsychiatrique Mais attention à ne pas se référer systématiquement aux traditions, prévient-on à Afrique conseil, qui conteste les positions de l’ethnopsychiatrie dont l’approche ne convient pas à tous les migrants africains. » Le risque des références systématiques à l’Afrique traditionnelle est de ne pas prendre en compte la dynamique des sociétés, voire des cultures africaines. « Risque qui peut concerner les intervenants sociaux mais aussi les parents, qui, soucieux de transmettre les valeurs traditionnelles, se réfèrent parfois à des principes éducatifs devenus obsolètes dans leur propre pays. « s’agit surtout défaire prendre conscience aux intervenants et aux parents que ce qui est implicite pour les uns ne l’est pas toujours pour les autres. Une médiation réussie, conclut-il, doit donc être la traduction des implicites des uns en explicites pour les autres.  » Philippe Jouary

FERDINAND EZEMBE : DES ESPACES DE PAROLE POUR LES PARENTS AFRICAINS

ASH : Doit-on parler d’une spécificité de l’enfant africain ?
F.E. : Lors d’une formation organisé pour du personnel travaillant auprès de jeunes enfants, des participants étaient choqués par l’expression » psychologie de l’enfant africain « . Au regard de la loi, en effet, l’enfant africain n’existe pas. Mais je considère, pour ma part, qu’on ne peut pas travailler avec des enfants africains comme s’ils avaient la même structure familiale que les enfants européens, pour lesquels la psychologie a été élaborée .Avant de les unir, il faut d’abord les différencier. l’absence de connaissances minimales sur l’organisation de la famille africaine, fur la place qu’y tiennent les enfants, risque d’entraîner des appréciations erronées de la part des intervenants… et des interventions inadéquates.

ASH: Par exemple ?
F.E. : II se trouve que les professions sociales sont fortement féminisées En lace de ces femmes » modernes « se trouvent des hommes africains souvent musulmans, parfois polygames, qui peuvent être perçus comme le dernier bastion du conservatisme et du machisme. Dès lors, les dés sont pipés car l’intervention sociale risque d’être ressentie comme un combat contre l’homme. L’intégration passe par les femmes, dit-on souvent. Mais si l’image du père est dévalorisée par omission parce qu’on ne lui parle pas, préférant passer par les femmes ou les enfants cela donne des garçons sans identification positive et, de toutes façons, toutes les recommandations des intervenants resteront sans effet. Dam la familles africaines, le père n’est pas habitué à considérer son enfant comme partenaire, et il perçoit sa revendication ou celle des intervenants comme illégitime, ce qui produit l’effet inverse : on fragilise l’enfant en déclenchant la violence du père. Il est urgent de reconnaître le père dans sa place de chef de famille et dans son rôle de père.

ASH : La difficulté que peuvent rencontrer les intervenants dans des familles africaines ne tient-elle pas justement à ce que l’éducation de l’enfant africain se passe sur un mode plutôt répressif ?
F.E. Je suis le premier à le dénoncer Mais on ne peut pas demander à un père africain d’arrêter de battre son enfants ans lui dire ce qu’il va faire à la place. » On nous accuse de battre nos enfants disent-ils souvent, puis quand ceux-ci deviennent délinquants, on nous accuse de ne rien faire ! » On peut par exemple dire aux parents africains qu’en France, on donne des fessées. Je crois surtout qu’il faut leur expliquer les conséquences de la violence sur l’appauvrissement de la personnalité de l’enfant. C’est pour cette raison qu’il faut des espaces de parole ou ceux-ci peuvent échanger avec des professionnels des structures socio-éducatives sur les difficultés qu’ils rencontrent avec leurs enfants. Il s’agit ainsi de leur permettre de retrouver la repères valorisants dans leur culture d’origine et de mieux comprendre le projet socio-éducatif de la société française.

ASH : N’y a-t-il pas un danger a tout expliquer par la culture ?
F.E. : En tant que psychologues et Africains, nous avons pris conscience de la nécessité d’expliquer la culture africaine aux intervenants sociaux de manière non passionnelle, à partir de notre propre point de vue d’Africains et de psychologues. Lorsque j’étais étudiant, j’ai été frappé par l’absence d’écrits sur la psychologie africaine par des Africains .Alors nous nous considérons un peu comme une O.N ;G africaine intervenant en France ou encore un centre culturel, comme il en existe à Bamako par exemple, qui explique et promeut la culture française. Nous essayons de donner une explication lapins rationnelle possible du comportement des Africains, sans tomber systématiquement dans la dimension magique ou exotique, qui est souvent revendiquée par ceux qui viennent nous solliciter. Il arrive d’ailleurs que ceux-ci soient déçus parce qu’ils aimeraient qu’on leur parle du » mystère « ‘, de l’aspect exotique de la culture africaine. Or, lors de nos séminaires, nous n’évoquons pas spécialement les rites d’initiation, la magie, les sorciers. Nous voulons seulement expliquer la culture africaine de manière à ce que les gens repartent avec un minimum de compréhension qui leur permette de se débrouiller pour mieux interpréter, analyser les comportements des Africains qu’ils peuvent rencontrer dans leurs pratiques professionnelles. Il s’agit de les aider à développer leurs capacités à gérer les relations interculturelles.

Propos recueillis par PJ.